Le mur du silence

Publié le par M

612Des commémorations du 9/11, dont la couverture médiatique, soit dit en passant, a contre toute attente été relativement sobre, n'ont eu pour moi qu'une seule coloration. Musicale. C'est suffisamment rare pour que je le souligne et en fasse état dans ce blog. Non pas que je ne sois pas sensible à la musique mais je n'en ai tout simplement pas la "culture". En somme, écouter de la musique n'a rien de naturel pour moi. Quoi qu'il en soit, plus ou moins attentive aux informations mises en fond sonore de ce dimanche soir presque automnal, toujours dubitative sur ce qu'il restera d'un tel évènement dans le fonds commun de l'humanité, - les 10 ans qui viennent de s'écouler ayant renforcé mes doutes à cet égard au fur et à mesure que nos dirigeants produisaient des mesures sécuritaires de plus en plus coercitives et dont on se demande assez peu jusqu'à quel point elles n'ont pas altéré profondément nos démocraties -, j'ai tout à coup été happée par une chanson, une mélodie, des paroles accompagnant la cérémonie du souvenir : The sound of silence de Paul SIMON & Art GARFUNKEL. Cette chanson, je l'ai entendue, comme chacun, des dizaines de fois. Pourquoi m'a-t-elle à ce point troublée à cet instant précis ? Je ne sais pas exactement. Peut-être est-ce la puissance des paroles, en accord parfait avec la mélodie, qui est parvenue à traduire, de façon si fidèle, ce que je pourrais nommer mon état d'esprit structurel. A la fois mélancolique, sceptique et profondément humaniste. Peut-être est-ce aussi le moment où les gouttes de pluie accompagnaient les notes dans une gravitation irrépressible.

 

Connectée à Internet, j'ai recherché immédiatement les paroles exactes que je retranscris en fin d'article. Qu'évoquent-elles ? Le potentiel totalitaire de toute action collective ? L'aveuglement des reines et rois d'un jour face au Dieu-modernité, le petit écran ou le pouvoir politique ? La réification d'un pouvoir devenu tentaculaire, perdant du même coup sa capacité d'incarnation ? Le triomphe de la communication sur le dialogue ? Elles évoquent tout cela et bien plus encore puisqu'elles ont cette particularité d'être malléables à l'extrême, creuset idéal des rêveries d'un promeneur solitaire.

 

Que ces paroles illustrent mal ledit évènement et surtout ses suites, cela ne fait aucun doute pour moi. Ou plutôt elles l'illustrent à merveille mais à l'insu des organisateurs de la cérémonie. Mais s'agissant de ma vie, elles ont résonné et continuent à résonner étrangement.

 

D'une part parce que, ces jours-ci-, je suis bercée mais parfois aussi malmenée par l'onirisme complexe de H. MURAKAMI. Son nouveau roman 1Q84, dont le titre fait allusion au 1984 de G. ORWELL, occupe le temps libre que je consacre à la lecture. Je sonde le ciel et continue de ne voir qu'une seule lune là où les protagonistes du roman en voient deux, se demandant du même coup s'ils n'ont pas changé de monde. Le questionnement sur ce qu'est la réalité est assez intéressant bien que ce ne soit pas l'aspect le plus percutant et novateur du récit. Après tout, toute réalité étant subjective, on peut se demander quelle est la nature de la relation entre réalité et raison voire, à l'inverse, entre réalité et folie. J'aime cet auteur parce qu'il a ceci de particulier qu'il parvient, avec beaucoup de grâce, à concilier une écriture fantasmagorique avec une rigueur de style quasi martiale, ce qui fait que j'apprécie tout autant le potentiel poétique de Kafka sur le rivage que le réalisme d'Autoportrait de l'auteur en coureur de fond

 

D'autre part, parce que lancée dans une réflexion sans fin sur la notion de labyrinthe, je me confronte une nouvelle fois à la pierre angulaire des mes interrogations : la place de la solitude dans le chemin que l'on trace, sa compatibilité et sous quelles conditions avec l'Autre, ce faiseur de sens et de rêves. Je reviendrai sur cela dans quelques semaines lorsque les brumes du labyrinthe se seront, je l'espère, un peu dissipées.

 

Enfin, parce que de remises en question en remises en question, il faut bien se raccrocher à quelque chose de constructif. A la veille de retrouver une nouvelle génération d'étudiants que j'espère intéresser à ma matière, je perfectionne le cours que je conçois comme un récit, celui d'un monde qui va vite et auquel il faut s'adapter pour le bien comprendre. Rien à voir avec l'instrumentalisation des arcanes de la mondialisation et des institutions, ce à quoi ils parviendront, ou non. Il s'agit plutôt de décrypter les strates de ce monde, les fondations sur lesquelles il repose, continue à s'ériger et les milliers d'actions humaines qui contribuent, chaque jour, à le complexifier. Réfléchir à ce que l'on exige de nous, ce à quoi on n'arrive pas à résister alors que cela nous est insupportable, le rôle que l'on nous assigne dans une société codée pour pouvoir enfin un jour tracer son propre chemin entre contrainte et liberté, c'est peut-être juste cela que je voudrais qu'ils retiennent. J'essaie de tracer ce chemin depuis quelques années, avec beaucoup plus d'urgence ces derniers mois. Entre la vie imaginée il y a 15 ans, celle que je tente d'aimer avec sincérité et celle pour laquelle je suis réellement faite, il y a tout un monde de ténèbres à franchir par le seul courage de dire : c'est cela que je suis.

 

Hello darkness, my old friend,
Bonsoir ténèbres, mon vieil ami,

I've come to talk with you again
Je suis venu discuter encore une fois avec toi
Because a vision softly creeping,
Car une vision s'insinuant doucement en moi,
Left its seeds while I was sleeping
A semé ses graines durant mon sommeil
And the vision that was planted in my brain, still remains
Et la vision qui fut plantée dans mon cerveau, demeure encore
Within the sound of silence
A l'intérieur, le son du silence

In restless dreams I walked alone,
Dans mes rêves agités j'arpentais seul,
Narrow streets of cobblestone
Des rues étroites et pavées
'Neath the halo of a street lamp,
Sous le halo d'un réverbère,
I turned my collar to the cold and damp
Je tournais mon col à cause du froid et de l'humidité
When my eyes were stabbed by the flash of a neon light,
Lorsque mes yeux furent éblouis par l'éclat de la lumière d'un néon,
That split the night and touched the sound of silence
Qui déchira la nuit et atteignit le son du silence

And in the naked light I saw,
Et dans cette lumière pure je vis,
Ten thousand people, maybe more
Dix mille personnes, peut être plus
People talking without speaking,
Des personnes qui discutaient sans parler,
People hearing without listening
Des personnes qui entendaient sans écouter
People writing songs that voices never share,
Des personnes qui écrivaient des chansons qu'aucune voix n'a jamais emprunté,
And no one dared disturb the sound of silence
Et personne n'osa déranger le son du silence

Fools, said I, you do not know,
Idiots, dis-je, vous ignorez,
Silence, like a cancer, grows
Que le silence, tel un cancer, évolue
Hear my words that I might teach you,
Entendez mes paroles que je puisse vous apprendre,
Take my arms that I might reach you
Prenez mes bras que je puisse vous atteindre
But my words, like silent raindrops fell,
Mais mes paroles tombèrent telles des gouttes de pluie silencieuses,
And echoed in the wells of silence
Et résonnèrent dans les puits du silence

And the people bowed and prayed
Et ces personnes s'inclinaient et priaient
To the neon god they made
Autour du dieu de néon qu'ils avaient créé
And the sign flashed out its warning
Et le panneau étincela ses avertissements
In the words that it was forming
A travers les mots qu'il avait formés
And the sign said : the words of the prophets
Et le signe dit : les mots des prophètes
Are written on the subway walls
Sont écrits sur les murs des souterrains
And tenement halls,
Et des halls d'immeubles,
And whispered in the sounds of silence
Et murmurés à travers les sons du silence

Publié dans Société

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C
<br /> Bonsoir madame Charbit<br /> Le vieil etudiant de vos cours de droit a Rouen ne peut qu apprecier de son smartphone la poesie contemporaine que vous nous diffusez si gracieusement. Merci.<br /> <br /> <br />
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