Pool mouillée

Publié le par M

684Mercredi 14h30. Claquettes aux pieds. Je passe devant la mosaïque bleu clair fêlée qui me fait penser à une faille sismique puis devant les sèche-cheveux. Je m'asperge les jambes à la douche et presse le pas dans le pédiluve.

Depuis deux ans, le chlore est devenu mon oxygène.

J’ai 17 ans. Je suis en terminale. On est à 2 mois du bac. Les 2 h de sport que je m'inflige chaque jour m’aident à tenir face à la pression de l'enjeu et devant le miroir qui m'assassine chaque matin.

Je suis frileuse mais je sais que c’est l’affaire de ces 2 minutes qui sont le terrain de ma détermination. Le temps de s’habituer. Toujours le même rituel. Je jette la serviette et la bouteille de shampoing  sur le banc encastré dans le mur. J'ajuste mes lunettes, me poste sur le plot et plonge.

Je ne pense à rien, je me contente de ressentir. C'est rare. Le contact du corps à l'instant où il pénètre dans l’eau froide est un instant douloureux et délicieux, comme une première fois. Bouger, respirer, retrouver l'animal tapi en soi pour s’acclimater le plus vite possible, c'est ma communion quotidienne.

J’aime la sensation de n'être plus pensante.

Battements de jambes. Bras droit, bras gauche, bras droit. Inspiration.  Ça y’est, je suis partie pour une heure, 40 longueurs, 2 km. Ma dose quotidienne. Jamais moins. Rarement plus. Je m'économise à l'âge où je devrais me consumer.

La vitesse de croisière est atteinte, le cerveau reprend ses marques. Il sait le ciel inversé mais les étoiles toujours dans mes yeux. Je pense au garçon que j’aime en secret. En classe, il occupe la table derrière moi. Il est sympa et joue de la batterie. Mon cœur bat. Je lui adresse très peu la parole mais lui parle beaucoup, le soir, dans mon lit en écoutant mon walkman à cassettes.

Je touche le mur, je vire sans m’arrêter, j’aime me sentir fluide, couler jusqu’à plus soif, tirer toujours plus fort sur mes bras fins et musclés. On est deux sur la ligne. Je vais plus vite que l'autre. Je suis pressée mais ne sais pas de quoi.

Je révise mon cours sur la Chine. Le bassin est ma salle de cours, ma carte du monde comme mon exutoire. Longue marche contre grand bain. Fin du cycle, c’est le grand bond en avant. Jambes et récitation fonctionnent en cadence, main dans la main. Narration synchronisée.

J’essuie rapidement la buée déposée sur mes lunettes. Pas de minute à perdre. J’ai 3 chapitres à m’enquiller. C’est le contrat passé. Je suis intraitable et vise l’excellence. Je plonge à nouveau.

Je me demande ce que je ferai l’année prochaine. Pas longtemps puisqu’il n’y a qu’une seule option tenable et une autre inconcevable à mes yeux. Liberté contre déterminisme. L'adolescence est binaire et sera rapidement rattrapée par la complexité de la géologie humaine.

Je mate le gars qui sort de l’eau. Belle gueule, belles épaules, jambes légèrement arquées. Je ne l'ai jamais vu. Mes ardeurs sont à la hauteur de ma timidité. Je reste sagement sur ma ligne. Je continue à tracer mon sillon incertain et solitaire.

Je ne sens plus la faim. Une barre de céréales avalée vite fait 3 heures plus tôt après le cours de philo. Pas assez mais j’ignore la colère des muscles : le corps doit être parfait.

J’active les mouvements pour sentir les muscles saillir davantage. J’ai passé le cap des 20 longueurs. Psychologiquement et métaphoriquement, atteindre la médiane donne des ailes. Je me sens de mieux en mieux. On nage côte à côte l'armée de Maoïstes et moi.

Une oscillation trop faible, un nuage passe, je repense aux vannes lancées dans les vestiaires après l’entraînement de volley de la veille. J’aime ce sport plus que tout, à la fois très individualiste et très collectif. Dans leur bloomer, les filles paradent devant le terrain des garçons. Je n’en suis pas alors que je le voudrais. Age cruel, je te tordrai rapidement le cou.

Dernière ligne droite, j'accélère, je brasse au fond du bassin, j'irais bien plus profond pour ne pas avoir à enfiler mon jean noir taille 34 mais j'ai des échéances importantes, crois-je.

Dans l'exiguïté du vestiaire, je revêts l'uniforme qui sied à l'âge où chaque parole blessante est une entaille profonde.

L'eau est mon élément, le feu ma patrie, la solitude ma condition. Je suis un scorpion qui se cogne à présent la tête au mur de ses aspirations. Les 40 longueurs sont achevées, je suis fière de moi. Je peux à nouveau retenir ma respiration.

 

 

 

Publié dans Courant poétique

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