La chute

Publié le par M

En judo, la première chose que l'on apprend avant même de combattre, c'est à chuter de façon latérale pour amortir les chocs dont on sait qu'ils font partie intégrante de l'art martial. On déstabilise, on est déstabilisé, telle est la loi de la confrontation autant inévitable que recherchée parce que l'humain a besoin de se frotter, s'effleurer, se heurter pour prendre conscience de ses propres contours. On se jauge, on se scrute, on s'intimide parce que la sanction est connue : la chute ou la verticalité. Il faut l'accepter, parer par conséquent aux faiblesses du corps et de l'esprit, qui font équipe dans cette recherche sensible, intuitive d'un équilibre total et minimiser les effets de la chute, non pas tant au regard de la défaite induite que de la préservation de l'énergie vitale.

 

Dans la vie, la première chose que l'on expérimente, c'est à tomber d'un ventre, extirpé de force de la matrice protectrice, créé et constitué être solitaire mais inspirant de façon autonome. C'est violent, le bébé pleure, il a froid, il a faim, il teste les limites de ses propres besoins vitaux. Pourtant, il ne garde pas souvenance de ce moment évocateur de ce qu'est la trajectoire humaine. Catapultés dans un monde que nous n'avons pas choisi, comportant ses propres codes qu'il nous faut apprendre et, plus encore, accepter pour se fondre dans un paysage que l'on ne compose qu'à la marge. Essentielle marge pourtant qui fait la liberté limitée mais absolue par sa seule rareté. L'humain réside toujours en territoire inconnu comme un immigrant sans papier apprenant les frontières de ce qui lui est acceptable et supportable. Il n'est jamais propriétaire de quelque arpent de terre ni de certitudes. Tout - tissus, pensées, sentiments, vérité supposée - est questionné sans cesse.

 

Ces temps-ci, la lumière est aléatoire, brûlante ou faible. Mon coeur est un courant alternatif où le bébé choyé refait surface pour connaître à nouveau l'expérience des cauchemars vécus enfant quand, bercé de contes peuplés de chevaliers et de princesses par la voix maternelle, il faisait en journée l'apprentissage de la cruauté du monde. Peut-on surmonter les épreuves autrement qu'en s'ignifugant, en se carapaçant, en se carapatant, en s'isolant ? 

 

Pour connaître la réponse, aller à la rencontre d'un désert de sable, d'eau, de paroles ou de pierres me tenterait. Paradoxale période où l'indifférence pour le futile est en conflit permanent avec la recherche constante de la profondeur de cette vie résolument belle.  Je veux le croire car, de cela, je n'en ai pas le choix. La fuite au Nord - qui me tenterait tant - m'est moralement impossible. Le suicide ? Trop Strum und Drang. Cela ne me ressemble pas même si ma sympathie pour Klaus Mann est grande. De Goethe, je préfèrerai toujours Les affinités électives aux Souffrances du Jeune Werther. Prendre la mer ? Je le voudrais. Il me manquerait cependant le compagnon de voyage. Alors je me contente du désert de paroles tempéré par un ruisselement permanent de phrases posées sur la feuille comme un dialogue entre vous et moi.

 

La vie est une peinture vivante, en clair-obscur, faite de coulisses où les rivalités sont structurantes. Même l'idéaliste incorrigible que je demeure ne peut l'ignorer. Mais je ne veux pas croire que la vie est cette arrière-boutique où ne se nouent que des alliances de circonstance, ce vestibule où les conciliabules transforment l'amitié en moments d'amitié, cette salle d'opération où les chemins se séparent définitivement d'avoir voulu trop vite se rencontrer. L'histoire qui s'écrit est toujours en partie ce leurre difficile à deviner qui s'éprouve lorsque l'insupportable a réussi à faire entendre sa voix. Trop tard. Souvent. Les dégâts sont rarement irrémédiables mais laissent toujours des plaies que l'on voudrait ne pas imposer à ce corps qui ne nous appartient pas. On peut être féministe et expérimenter simultanément le fait que l'on ne dispose pas toujours de son propre corps.  

 

J'assume ma vulnérabilité car sa contrepartie n'a pas de prix, elle a des valeurs :  la fidélité, la sincérité, la droiture. Je suis un bernard l'ermite qui ne cherche pas la mer pour se protéger, ni sa Thébaïde en fait, mais la main qui le caressera, lui murmurera des phrases qu'il reconnaîtra de telle manière qu'il restera sur le rocher, se réchauffera, s'abandonnera. Sans carapace. 

 

http://www.youtube.com/watch?v=m-bLZrJJ8zM

 

Publié dans Courant poétique

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article