Et après

Publié le par M

Plus que l’abandon, sans doute est-ce la notion de rupture qui me laisse démunie. Subie, provoquée peu importe, le goût reste le même. Celui d’une fracture comme l’os craque quand l’effort brusque a dépassé le seuil de résistance et crée une discontinuité. L’impulsion est stoppée net. « Je » est soudain un bloc d’immobilité, un train à l'arrêt, une dictature que seuls des fous-pensant pourraient renverser. Souvent l’amour n’est depuis longtemps qu’un corps froid, un gisant embaumé de rancune. Il ne s’appelle plus ainsi d’ailleurs. Il a cédé la place à d’autres doctrines : sens des responsabilités ; partage des tâches ménagères... Il faut du temps avant d’opérer un changement de paradigme dans une vie, de considérer que si la tromperie n'a pas affecté ce que l'édifice laisse à voir, la charpente menace de céder, d'accepter la pose de broches qui raccrochent au sens et sauve la structure, de laisser la maison commune pour se recentrer sur sa modeste échoppe, d'admettre que ce qui était s’est effondré comme les barres d’immeuble de l’enfance que l’on croyait là à jamais et qui sont, un "beau" jour, dynamitées. Des sentiments mitigés s'ensuivent. Malgré l'insalubrité des espaces confinés, on s'y était attaché. Syndrome de l'horloger perdu sans le tic-tac...Boum ! Dans le paysage intérieur, la révolution s’opère dans une épaisse fumée laissée par l’effondrement.

 

Longtemps après, dans le train longeant La Benauge puis La Bastide où les paraboles et les terrains vagues ne sont poétiques que pour les horsains, je fais le lien. Je franchis enfin le fleuve de sable pour me rattacher aux racines. 7 ans de réflexion pour me demander qui je suis depuis la Fuite au Nord. Peu de choses à voir avec Johanna l'apatride...quoi que. Je ressens une joie et une fierté immenses à faire découvrir Bordeaux à mes amis d'ailleurs, expliquer ce que l'on a appris au gré des sorties familiales, des lectures dont je suis heureuse qu'elles m'aient parfois été imposées, des déambulations dans ces lieux qui sont en moi et me manquent constamment. Je ressens une nostalgie immense à leur contact...délaissés, j'ignorais que leur souvenir me hanterait au plus fort de l'hiver comme de l'été normands, me happerait à échéance régulière comme l'oisillon a besoin de sa béquée. Ma relation à la ville est identique à un amour qu'on liquide par lassitude et dont on ne soupçonne pas le vide qu'il fera germer longtemps après sa mort. Je ressens de la pesanteur à m'arracher à eux, une immense tristesse pondérée par la conviction que les humains ne sont pas des arbres et que la liberté suggérée par la formule le justifie.

 

Entre ce qui est révolu et ce qui peut évoluer, l’énergie n’est parfois plus. Le temps doit faire son œuvre. Ailes repliées, on se réfugie là où l’on peut. Où était-ce pour moi qui manquais de la chaleur que prodigue ce qui se crée dans l'âge tendre ? Je n’en ai guère… souvenance est un joli mot qui met de l'élégance dans des souvenirs qui en sont pourtant dépourvus. Pourquoi ce besoin de s’attacher à la forme du récit alors que le vécu a été brut, sale, dégueulasse, mesquin, destructeur ? Je sais ce qu'est l'absence de repères, ce qu'est d'avancer à l'aveugle, gouverner à vue dans une mer de merde, avoir froid de n'être plus effleurée par le souffle venu de l'océan et les baisers maternels.

 

Pourquoi cela continue-t-il de me tarauder alors qu’aucune réponse définitive ne peut rassurer l’enfant qui sommeille sur l'éventualité d'une issue ? Cela, je le sais depuis le « déménagement ».  Par égard pour ceux que j'aime, je n’en dirai davantage. Cela m’appartient autant qu’à la fratrie éclatée aux 4 coins d’un monde qui, vu ainsi, n'a rien d'un village. Bordeaux – Césarée – Paris – Durban – Rouen. Etonnant comment une décision peut catapulter des êtres qui partagent un même sang dans des univers différents, les privant de toute complicité, de tout langage commun, au propre comme au figuré. "Nous" est un puzzle autant qu'une énigme. La puissance du papillon quand il sort de sa chrysalide est à la hauteur de la claustrophobie ressentie dans ces moments de disgrâce où l'engrenage, après s'être enrayé, devient machine à briser.

 

Dans cette cavale intérieure, invisible à l'oeil nu, le toit reste, témoin de la plongée de l'être dans une étendue de brumes hostiles. Je crois avoir un jour écrit que les murs, à moins que ce ne soit les pierres sont les spectateurs de la versatilité des humains autant que de leur finitude. En contemplant le Grand Bar Castan, cela me semble décidément très juste. Je me souviens ce que fut le grand chamboule-tout "marital", les cartons s’empilant en distillant, sans doute, ça et là quelques fantômes. Qui sait ? Dans les cartons, de veilles photos d’instants morts dont on ne sait que faire. La lucidité (ou la fatigue) dont on manque souvent en pareilles circonstances nous intime l'ordre tacite de ne rien décider - les incinérer, les mettre en sarcophage comme les marranes, dans leur fuite sans espoir de retour, gardèrent la clef de leur maison...parce que l'on ne sait jamais si les navires secoués, même par très gros temps, ne retrouveront pas un jour lointain leur ligne de flottaison.

 

Rien n'arrête les déménageurs qui exécutent les dernières volontés comme les derniers espoirs. L’enfant – le bébé en fait – est là, entre les cartons, y voyant l’aspect ludique. S'y cachant, retrouvant l'objet fétiche de papa quand il avait 20 ans, déconstruisant les strates géologiques d'une vie en roue libre. Les parents comprennent que les routes se séparent mais pas tout à fait lorsque leurs regards, qui ne se croisent plus de peur de la crevaison, effleurent le bourgeon. Celui-ci rit, joue dans cet amoncellement de souvenirs qui ne signifient rien pour lui… il plie quand les parents rompent après s'être trompé(s). L’histoire est pourtant la même et les visages se contredisent. Qu’en sera-t-il demain ? Pour la femme restée ? Pour l’enfant ballotté qui fera de la situation nouvelle sa norme, sa composition personnelle ? Pour le père qui a compris mais trop tard qu'à vouloir rénover les façades, l'illusion de l'instant trompe-l'oeil à son tour ? Pour les amis à partager ? Pour l’ancrage définitivement forcé dans une lande qui n’est pas son foyer et ne le sera jamais ? Qu’en prend-on réellement la mesure de l’impasse ? Qu’est-ce qui fait que l’on décide finalement de rompre ? Je l'ignore tellement tout est ici frappé d'empirisme.

 

A bien y regarder, il faut finalement peu de temps, à l’échelle d’une vie, pour transformer ce que l'on croyait insurmontable - toujours se méfier des croyances - en nouvel élan de la plastique humaine. Le souffle naît des cendres pleines de ses vies arrachées à l'évidence. L’attèle ténue a tenu, se durcissant au fil des mois de rééducation et malgré les rechutes successives causées par la collision avec des histoires identiques à la mienne et mal synchronisées avec elle. Que reste-t-il de cela des années après ? Tous les matins qui restent à vivre, je me lève et ne pense que rarement à ce temps ancien où l’on croyait que les constantes seraient stables à jamais. Finalement grandir revient à faire fi des évidences mais de conserver le réflexe d’aimer, d'embrasser, de rêver, ce réflexe primordial qui reste bien présent pour nous autres bercés par les Enchanteurs. Toujours relire les serments prêtés, les écrits qui ont révélé ce que nous sommes, les promesses faites parfois maladroitement mais avec courage, éloignant la peur de la chute qui, à un certain âge, est intégrée aux mécanismes de séduction et d'engagement. Demander pardon à ceux qui nous ont offensés d'avoir usé de leurs armes retournées contre soi à hauteur du coeur. Ecouter sans cesse la voix de Saint Jean qui nous enjoint à la germination.

 

Il lui fallait sa part de répit à ce temps passé en épaisses somnolences forcées.

 

"Je" est à un croisement. "Je" a choisi la direction. Et le labyrinthe est moins sombre dans cette partie-là.

 

S'unir.

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